La nuit est bien avancée sur le boulevard Gambetta. Sous chaque abri de bus, une jeune femme, emmitouflée dans une petite veste cintrée, fait des allées et venues. Pantalon très moulant, talons hauts, elle balaye la rue des yeux et scrute chaque voiture qui ralentit. Un peu plus bas, par contre, l’avenue Carnot est vide. Une voiture de police roule au pas et vérifie chaque ruelle. Les prostituées n’y sont plus les bienvenues.
“La vie est devenue impossible depuis trois mois.” Nina* s’est cachée, en attendant le départ des policiers. Tous les soirs, ou presque, le même ballet se répète : les femmes désertent le centre ville ou s’abritent dans les buissons pour échapper au “harcèlement” des forces de l’ordre. Rose, également prostituée, se dit à bout : “Pourquoi ne nous laissent-ils pas tranquille ? Nous aussi, nous devons manger, payer un loyer, subvenir à nos besoins.” Les deux jeunes femmes viennent du Nigeria. Elles travaillent à Nîmes depuis plus de six ans. Leur objectif : obtenir des papiers et trouver un “vrai” travail, pour arrêter la prostitution.
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Laure est une ancienne prostituée. Pendant des années, elle a travaillé dans la rue, surtout en rase campagne. “Certaines femmes choisissent la prostitution, mais il s’agit d’une minorité, qui travaille sur Internet, affirme-t-elle. En revanche, aucune femme n’atterrit dans la rue de sa propre volonté. Il y a forcément un homme ou un réseau derrière elle. Verbaliser les filles sur les trottoirs ne sert à rien : non seulement elles n’auront pas les moyens de payer, mais même si elles s’en vont, les proxénètes les remplaceront aussitôt.”
Désormais, les patrouilles dispersent les filles dans la ville, les poussent vers les périphéries. Nina montre une cicatrice sur sa joue. En 2012, un client l’a frappée. Les habitants ont assisté à la scène, ils ont appelé la police. Aujourd’hui, elle a peur de s’exiler hors de la ville, là ou personne ne pourra lui porter secours en cas de problème.
Quelques heures plus tard, avenue Carnot, le jour se lève. La rue est propre. “Comme toujours, affirment les éboueurs, surpris de l’arrêté municipal. Ce n’est pas plus sale qu’ailleurs.” Les riverains ne sont pas du même avis.
“Les hurlements au beau milieu de la nuit, les préservatifs le matin, nous n’en pouvons plus.” Rolande habite avenue Carnot depuis plus trente ans. Elle a vu la prostitution s’étendre dans le quartier. Il est 8h00, Rolande promène son terrier blanc, les écoliers se rendent à l’école un peu plus bas. Régulièrement, “les préservatifs et les mégots jonchent le sol, raconte Rolande. J’ai même vu un gamin souffler dans une capote pour en faire un ballon.”
Le constat est partagé par Abker. Lui aussi habite le quartier et se dit scandalisé par la situation : “avant-hier, trois femmes attendaient, dans le froid, juste en dessous du salon de coiffure. L’avenue Carnot fait partie des plus jolies rues de la ville, la prostitution ne devrait pas exister ici.”
Rolande et Abker ont prévenu la mairie et ils ont été entendu. Richard Tiberino, l’adjoint au maire de Nîmes chargé de la sécurité, est à l’origine de l’arrêté. Il se défend de stigmatiser les prostituées : “bien sûr, nous visons les proxénètes, pas les femmes, nous savons qu’elles sont avant tout des victimes. Cependant, traquer les réseaux n’est pas le travail de la mairie, c’est celui de la police.”
“La situation nous inquiète, reconnaît Franck Martin, chargé de mission pour l’ARAP Rubis, une association gardoise qui apporte une aide médico-sociale aux victimes de la prostitution. C’est un fait, les prostituées sont plus nombreuses à Nîmes. Toutes les villes font le même constat. Aujourd’hui, nous en comptons environ 80 dans le centre ville et sur l’ensemble du département, nous suivons 450 femmes et transsexuels. Depuis deux ans, nous estimons que le nombre de prostituées a augmenté de 40%.”
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La progression de la prostitution ne justifie pas l’arrêté, estime Franck Martin. Alors que Richard Tiberino n’évoque que trois rues sujettes à problèmes, l’arrêté pris en octobre par la mairie vise trois zones étendues, dont deux qui couvrent l’essentiel du centre ville. Le territoire est tellement important que l’ARAP Rubis a déposé un recours auprès du tribunal administratif. D’après l’association, il n’y a jamais eu de prostitution dans certaines rues répertoriées par la mairie.
Les zones visées par l’arrêté :
Franck Martin demande donc une réunion avec la préfecture et la mairie, afin de trouver une solution satisfaisante pour les Nîmois et pour les prostituées. L’association fonde aussi beaucoup d’espoir sur la proposition de loi “Lutte contre le système prostitutionnel” , enfin inscrite à l’ordre du jour du Sénat, deux ans après l’adoption du texte par l’Assemblée nationale.
Pour l’instant, la négociation semble au point mort. En temps normal, la mairie et l’association ARAP Rubis s’entendent bien. Richard Tibérino est un interlocuteur ouvert et attentif à la question de la prostitution, admet Franck Martin. Mais riverains et prostituées ne se comprennent pas toujours. Rolande, l’habitante de l’Avenue Carnot, ne manque pas de compassion. Les jeunes femmes qui font le trottoir et qu’elle aperçoit depuis son salon ne sont pas plus âgées que sa propre fille. Le spectacle l’attriste. “Mais pas de ça chez nous, tranche Abker. Il faut trouver une autre place à ces jeunes femmes, rouvrir les maisons closes si nécessaire.” “Pourquoi pas”, répond Nina. Ce sera toujours mieux que de travailler dans une zone industrielle, sans la moindre protection, là où les clients violents pourront s’y donner à cœur joie.
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*Tous les prénoms des prostituées ont, à leur demande, été modifiés
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